Genève sans chasse, entretien avec Manue Piachaud

Publié le 28 octobre 2018
Auteur Vincent Piednoir
Exemplaire pour les uns, aberrant pour les autres, le mode de gestion de la faune appliqué dans le canton de Genève présente une particularité que nul n’ignore : il exclut la pratique de la chasse dite « traditionnelle ». En 1974, en effet, à la suite d’une initiative populaire portée par un physiothérapeute et un avocat, la suppression de la chasse sur le canton avait été plébiscitée à 75 % (avec un taux de participation de seulement 21 % des Genevois).

Enquête sur les conséquence sur la cessation des activités cynégétiques dans le Canton de Genève 

Aussi les autorités ont-elles été rapidement contraintes – face à cette écrasante et pourtant très relative majorité – d’imaginer et de mettre en place un dispositif de gestion spécifique des populations de certaines espèces pour, on s’en doute, pallier l’absence d’activités cynégétiques et donc de régulation de la faune susceptible de créer des dégâts.

Quarante ans plus tard, le « modèle » genevois – qui privilégie la protection des cultures par divers moyens et l’indemnisation des dégâts, pour éviter autant que possible le recours au tir – constitue un cas d’étude particulièrement intéressant quant à la question de savoir ce que peut impliquer, sur un territoire donné, l’interdiction de la chasse, d’un point de vue économique, social mais aussi environnemental.

Or, c’est à ce vaste chantier de recherche que Manue Piachaud – elle-même originaire de Genève – a courageusement consacré les trois années qui viennent de s’écouler. Sa démarche – empreinte d’une rigueur toute scientifique – est d’autant plus féconde que personne avant elle ne s’était penché, de façon aussi approfondie, sur cette question. Dans l’entretien qui suit, elle nous livre quelques-unes de ses réflexions et conclusions.

Entretien avec Manue Piachaud

Pourriez-vous nous présenter votre parcours, et nous dire comment est née, chez vous, l’idée de cette recherche ?

Tout d’abord, j’ai suivi des études d’éthologie à l’université de Neuchâtel, puis un complément de formation en anthropologie. L’éthologie consiste à étudier le comportement des animaux.

Dans ce cadre, j’ai été amenée à effectuer, en 2008, un séjour dans une réserve en Ouganda, afin d’étudier le comportement des colobes rouges, qui sont de petits primates. Là-bas, j’ai été très intriguée par une technique toute simple dont usaient les villageois pour éloigner les éléphants de leurs cultures et donc protéger celles-ci : l’utilisation du tam-tam.

De retour en Suisse, dans le cadre de mon master d’anthropologie, je me suis intéressée à un système de protection des cultures très répandu dans le canton de Genève : celui de la clôture électrique. Pour éviter que les sangliers, en particulier, ne détruisent les vignes – principalement –, les gestionnaires étatiques ont dû progressivement installer sur le canton l’équivalent de quelque 70 kilomètres de clôtures électriques.

A partir de cette étude, qui portait sur la coexistence des agriculteurs et de la faune sauvage à Genève, j’en suis venue petit à petit à me poser cette question à mes yeux essentielle : quelles sont les conséquences financières d’une gestion de la faune chassable qui exclut la présence des chasseurs ? Ne chassant pas moi-même, et étant une citadine qui aime les espaces « naturels », il m’a fallu mettre au point un important protocole de travail et aller à la rencontre de tous les acteurs de cette « gestion », mais aussi à celle des Genevois eux-mêmes, pour essayer de sonder le regard qu’ils portent sur la chasse ou – en l’occurrence, ici – sur son absence. Il m’a paru logique d’interroger les causes de cette suppression pour en identifier et mesurer les effets. Et ceci au niveau des trois piliers du développement durable dans notre société : économique, écologique et social.

 

D’autant que le territoire concerné présente de notables particularités…

Absolument ! La première d’entre elles est qu’il s’agit d’un canton très urbanisé, avec presque 500 000 habitants pour une surface totale de 28 000 hectares (dont 4000 de lac) – soit 2000 habitants/km². Les zones « naturelles » sont principalement constituées de trois massifs de 1000 hectares chacun, séparés les uns des autres par l’effet de l’urbanisation. Leur connexion aux espaces voisins est, quant à elle, de plus en plus assurée de nos jours grâce à des collaborations transfrontalières visant la réalisation de corridors.

Deux éléments peuvent d’ores et déjà être soulignés : d’une part, ces zones « naturelles » sont somme toute très peu imposantes par leur superficie, minuscules même ; d’autre part, l’essentiel de la population du canton étant citadin, on peut parfaitement avancer que cela a eu une certaine influence sur la décision d’interdire la chasse en 1974.

La relative exigüité du territoire – qui devait être partagé avec les autres usagers de la nature – a contribué à rendre la pratique de la chasse plus difficile, y compris sur le plan de la sécurité… Et puis, il a été noté par des témoignages, écrits comme oraux, que les chasseurs ne se sont pas adaptés assez rapidement à l’augmentation d’utilisateurs de la nature ainsi qu’au changement de mentalité qui affectait déjà le rapport à l’animal.

Se priver de la régulation par la chasse, n’était-ce pas d’emblée s’exposer à voir croître certaines espèces de façon excessive ?

S’il était rare, en effet, d’observer un sanglier avant l’interdiction, dès les années suivantes les populations de suidés ont commencé à augmenter, comme partout, causant des dégâts à l’avenant dans les cultures. Les gardes de l’environnement sur le terrain ont tenté différentes mesures pour éviter les dégâts.

En 1997, le fait que 120 sangliers aient été tirés a été critiqué.  En réponse, diverses mesures de protection ont été développées (clôtures, etc.), mais le tir nocturne des sangliers par les gardes est progressivement devenu systématique, car nécessaire.

En 2001, 400 sangliers ont dû être abattus pour diminuer les dégâts (qui avaient alors dépassé les 600 000 francs suisses). Ainsi, pour maintenir le cheptel désiré d’environ 200 sangliers, aujourd’hui quelque 190 sangliers sont tirés, de nuit, par an. On utilise d’ailleurs à cette fin le piège photographique associé à l’agrainage : quand une bête noire est photographiée, un MMS est immédiatement transmis au garde, qui tente ensuite de tuer l’animal. Toujours est-il que ces mesures, efficaces ici, à cause de la superficie du territoire, ne le seraient sans doute pas ailleurs…

Concernant le chevreuil, un problème analogue se pose, et quelques tirs sont également réalisés pour éliminer les animaux qui détruisent bourgeons et jeunes pousses – une vingtaine par an depuis 2016. Les cerfs ont quant à eux fait leur apparition dans le nord du canton, où 70 individus en moyenne peuvent être observés en automne lors du brame ; comme ils représentent aussi une menace pour les cultures, des clôtures de deux mètres composées de ruban électrifié ont été posées autour des parcelles à risque. Sans oublier qu’ils menacent aussi le rajeunissement de la forêt… De fait, il est probable qu’un jour décision soit prise de les réguler par le tir.

On pourrait en outre évoquer le cas des pigeons ou des corneilles, pour lesquels on use de diverses techniques d’effarouchement, dont… l’abattage par des tiers. Le principe, de façon générale, est d’adapter et d’optimiser les moyens de protection pour ne faire usage du tir qu’en dernière instance.

Justement, ne trouvez-vous pas curieux que l’opinion publique genevoise rejette massivement la pratique de la chasse d’un côté, et accepte ces tirs de nuit, de l’autre ? Car enfin, si l’on met dans la balance l’éthique que toute chasse suppose et l’élimination administrative (de surcroît aidée par les pièges-photos) à laquelle les autorités sont acculées, on peut se demander où se situe en réalité le respect de l’animal et de sa nature…

 Beaucoup de Genevois ne sont pas vraiment conscients du nombre de sangliers tués ni des méthodes employées. Ces tirs de nuit ont été préconisés par les mouvements de protection animale, qui décrètent que les animaux ont moins de stress dans ces conditions d’abattage.

Ainsi, la régulation des suidés étant indispensable, ils ont encouragé le développement de ces techniques parce qu’ils les considèrent plus respectueuses des animaux. Le cycle naturel n’est pas évoqué dans leur argumentation.

Quelles ont donc été les principales conclusions de l’étude que vous avez menée sur l’aspect financier ?

D’abord, on constate que la gestion de la faune sans les chasseurs à Genève coûte aux autorités environ un million de francs suisses (876.000 €) par an ; ces chiffres ont été fournis par le Service de gestion de la nature et prennent en compte les multiples postes de dépenses : indemnisations, protection, régulation étatique, séances, surveillance, etc. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que cela ne représente qu’une goutte d’eau (0,01%), rapporté au budget global de l’Etat de Genève, qui est d’environ huit milliards de francs annuels.

Au demeurant, à travers nos analyses, nous nous sommes rendu compte que la gestion de la faune à Genève serait certes moins onéreuse avec les chasseurs, mais que la présence de ceux-ci ne suffirait pas, pour autant, à couvrir toutes les dépenses de gestion.

Dès lors, dans un territoire très urbanisé comme ce canton, où le coût de la gestion de la faune ne dépasse pas 2,60 francs par an et par personne, ce n’est à l’évidence pas l’argument financier qui pourrait remettre en cause un système et une « philosophie » appliqués depuis quatre décennies…

Cela dit, et c’est essentiel, le modèle genevois serait difficilement transposable sur un territoire plus grand, car les dépenses deviendraient alors colossales et impossibles à assumer pour la plupart des régions. A ce titre, je précise que nous avons mis au point, dans le cadre de cette étude, un calculateur informatique qui permet d’estimer les coûts annuels que représenterait, sur un territoire donné, une gestion de la faune avec ou sans chasseurs. Accessible sur notre site (www.teutates.org), cet outil, dont l’efficacité a été validée par différents spécialistes, est a priori utilisable pour n’importe quel territoire : il suffit simplement de renseigner quelque soixante-dix données relatives à ce dernier.

Et quid de vos conclusions sur les plans environnemental et social ?

La politique de gestion mise en place a favorisé le développement de beaucoup d’espèces : outre les ongulés, environ 12 lièvres par km2 sont recensés (en 2006, les autorités ont été forcées de réagir pour diminuer une densité de 50 individus par km2  !) et les oiseaux d’eau ont manifestement apprécié l’arrêt des tirs dès 1975.

Tout le paradoxe est justement qu’en l’absence de pression de chasse il faille réguler certaines espèces par le tir (le sanglier depuis quarante ans et le chevreuil très récemment – depuis deux ans)…

D’autre part, il convient de préciser que l’usage très important des clôtures électriques sur le territoire genevois a tendance à rétrécir et/ou à fragmenter l’espace vital de certains mammifères sauvages, et qu’il a provoqué la mort de cervidés (chevreuils et cerfs) qui s’y étaient trouvés « piégés ». Les gestionnaires étatiques sont sans cesse obligés d’adapter les mesures afin d’éviter les dégâts, tout en préservant une faune qui évolue.

Enfin, d’un point de vue « social », je pense que des efforts sont à fournir pour une meilleure compréhension des pratiques des chasseurs. A Genève, où la chasse n’existe plus, la représentation que l’on se fait des cynégètes est lourde de clichés extrêmement tenaces et datés, véhiculés principalement par les médias.

Personnellement, je me suis rendu compte que les chasseurs ont une connaissance aigüe de la nature et des animaux, et qu’ils jouent un rôle essentiel dans divers lieux. Optimiser la communication envers les autres usagers de la nature ainsi que les considérer dans les décisions de gestion est pour moi primordial pour apaiser la situation. Je reste persuadée qu’il est possible de faire collaborer les différents utilisateurs des espaces pour le bien de l’équilibre nature-société.

À Genève, des acteurs qui, au premier abord, semblent opposés, sinon hostiles, ont été mis ensemble pour trouver des solutions et c’est ce qui a permis d’éviter les conflits. Pour le dire d’un mot : j’estime qu’il est urgent de faire entrer l’importance de la gestion de la faune chassable, et donc de la chasse partout ailleurs qu’à Genève, dans le débat public.

Le fait d’avoir travaillé sur un territoire où la chasse n’est plus autorisée m’a conduite à mieux comprendre cette pratique, qui sont les chasseurs et en quoi ils peuvent être utiles à la société actuelle ! Ceci constitue aussi à mes yeux un enseignement précieux…

Si le sujet vous intéresse ou si vous souhaitez réagir, n’hésitez pas à laisser un commentaire ci-dessous, ou à écrire à Manue Piachaud : manuepiachaud@gmail.com

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