La chasse réserve parfois de drôles de surprises. Au vrai, celle que je me décide à partager avec vous aujourd’hui paraîtra si curieuse, si insolite, que le lecteur comprendra aisément que j’aie beaucoup hésité avant de prendre la plume.

C’était en décembre dernier, au cœur de ma Normandie natale. Une semaine avant qu’elle n’ait lieu, j’avais été invité à une battue aux sangliers par le truchement d’un ami de longue date, grand amateur de suidés et excellent tireur.

Une invitation qui ne se refuse pas

Sachant que j’ai quant à moi davantage de goût pour le petit gibier que pour le gros, mon ami avait su trouver les mots pour me convaincre, vantant la qualité remarquable du territoire en question, la densité des populations animales qui y vivent, le formidable sens de l’accueil de nos hôtes – mais, surtout, il insista sur l’originalité absolument unique de la chasse que l’on pratiquait là-bas, une originalité dont il refusa de me dévoiler la nature : « Je suis certain que tu n’as jamais vu ça ; je ne te dirai pas ce qu’il en est ; attends-toi simplement à quelque chose… d’extraordinaire. Tu me remercieras ensuite ! »

Devant tant d’enthousiasme nimbé de mystère, n’importe qui eût été intrigué, sinon conquis… J’acceptai donc et, au petit matin du samedi fixé, je me présentai au rendez-vous de chasse nanti de ma carabine, de mes balles, de mon élégant gilet fluo de circonstance et de tout l’attirail de rigueur.

Le jour de cette battue extraordinaire

Le temps était très moyen, plutôt humide, brouillé par un crachin persistant ; l’hiver, le véritable hiver tardait à offrir son froid sec et si agréablement lumineux. Bientôt, j’aperçus mon ami en bonne compagnie, attablé parmi les autres chasseurs, devant un succulent bol de tripes à la mode de Caen agrémenté d’un blanc bien sec. Je rencontrai là quelques visages connus, amitiés cynégétiques auxquelles, visiblement, on avait déjà précisé de ne pas indiquer à votre serviteur quelle devait être la fameuse « surprise » – et, de fait, chacun tint sans difficulté sa langue, malgré l’insistance que je mis à questionner.

Après ce petit déjeuner roboratif, et après que les consignes de sécurité et de tir furent données par le responsable de la chasse, nous fûmes placés, pour la première traque, aux postes que le tirage au sort nous avait attribué. Pour ma part, je fus situé tout au bout de l’enceinte qui allait être chassée – une espèce d’entonnoir constitué d’une forêt de grands chênes qui se terminait par d’épais, d’impénétrables massifs de ronces où les coulées – très franches – témoignaient de la présence assidue des animaux. Pour le dire simplement : sous mes bottes, les pieds des sangliers s’entremêlaient et se croisaient en tout sens.

Or, de mon poste, je voyais au loin les gros 4×4 qui véhiculaient traqueurs et chiens. Ce qui m’étonnait cependant, c’est que je n’entendais pas d’aboiements, rien de ces cris plaintifs que tout chasseur perçoit lorsque, à l’affût de l’animal qui pourrait se dérober avant que l’on découple, il fait lui-même silence et écoute, arme prête à faire feu.

Quelques minutes s’écoulent : les traqueurs se mettent à l’œuvre et, de temps à autre, de brefs coups de trompes retentissent. Mais de chiens se récriant ou donnant de la voix, point ! Je suis d’autant plus étonné qu’à trois reprises les carabines de mes compères claquent à l’extérieur de l’enceinte – et qu’à chaque fois la mort finit par être sonnée, comme il est d’usage dans nos contrées. Le temps passe et, en guise de préambule, voilà que j’aperçois, dans le couvert, la queue d’un très beau charbonnier qui a jugé peu opportun de demeurer dans les parages. Impossible de le tirer : il navigue comme une ombre à travers les ronces et les herbes hautes, trop loin. Quelques secondes plus tard, c’est au tour d’un bouquin de suivre le même chemin – stoppant d’ailleurs un instant au milieu d’un layon, avant de prendre congé dans l’exacte direction du goupil… Qui n’a jamais assisté à ces sortes de scènes que l’on dirait inspirées de Disney ? La proie sur les traces du prédateur : amusant symbole…

De petits chiens sans peur

Néanmoins, suite au passage de mon fameux lièvre, il s’est passé quelque chose de beaucoup plus bizarre. D’abord, j’ai entendu une espèce de cri de souris démultiplié, comme si des furets étaient en train de saigner des lapereaux dans un terrier – ce qui n’avait, à l’évidence, pas grand sens ici. Ensuite, le cri s’est intensifié et s’est doublé d’étranges et discrets grognements aigus. Parmi les fourrés, j’ai alors distingué des craquements de branches de plus en plus francs, puis un brouhaha terrible qui semblait indiquer que « cela » venait vers moi, et à vive allure encore… Soudain, un énorme solitaire – 100 kilos, au bas mot ! – a surgi des ronces, en plein travers, à quelque quarante mètres ! Sans perdre une seconde, j’ai épaulé d’instinct et tiré : le sanglier a sévèrement encaissé la balle et est resté plaqué au sol… Entre temps (tout s’est passé très vite), trois petits chiens blancs peu corpulents sinon carrément chétifs ont à leur tour fait leur apparition, tels des furies venues des Enfers : sur le moment, je fus incapable de dire à quelle race ils appartenaient, mais je les ai vus se jeter sans la moindre hésitation sur le suidé qui, déjà, reprenait ses esprits ; je n’avais manifestement pas touché un point vital… Acharnés, enragés, dotés d’une puissance inversement proportionnelle à leur carrure si frêle, les chiens se sont littéralement soudés par leurs gueules au mastodonte, deux sur la tête, un à la gorge, et le sanglier, qui se débattait comme un diable, s’est brusquement mis à hurler, hurler… à vous percer les tympans ! Or moi, naturellement, je ne pouvais pas redoubler : le combat était au corps à corps, au sens propre…

De fait, lorsque les traqueurs sont arrivés, deux minutes après les chiens, le superbe solitaire était déjà quasi occis, assommé, étouffé… Et quand celui-ci a été servi, à la dague, j’ai regardé attentivement ces chiens parfaitement toilettés et si peu « rustiques » en apparence ; j’ai observé leur robe d’un blanc éclatant que maculaient seulement par endroits le sang du suidé et un peu de boue – et c’est alors que j’ai réalisé que je venais de vivre la plus surprenante scène de chasse de mon existence : car ces chiens infernaux, à la force démentielle, à la témérité incroyable, ces monstres de violence qui avaient remporté une victoire sans appel sur l’un de nos plus dangereux animaux sauvages n’étaient, en définitive, rien d’autre que… des caniches !

Le lecteur reconnaîtra qu’il y a là de quoi être profondément ébranlé : jamais je n’aurais imaginé que ces chiens-chiens de salon, auxquels on fait porter de ridicules tricots et qui font d’ordinaire figure de terreurs des bacs à sable, puissent se révéler de si redoutables tueurs sur le terrain ! D’autant que mon tir – comme nous l’avons constaté par la suite – était loin d’être lethal : une simple balle d’apophyse, blessure superficielle s’il en est…

Une discussion qui étonne

Lorsque les traques du matin furent terminées, de retour au pavillon de chasse, je me suis empressé d’interroger le propriétaire de ce curieux équipage que les autres convives avaient, pour leur part, déjà vu à l’œuvre (y compris mon ami, heureux que la « surprise » ait si bien fonctionné). Du haut de son mètre quatre-vingt-dix et le fouet à la main, Pierre m’expliqua qu’il avait découvert seul l’extraordinaire potentiel cynégétique du caniche, singulièrement face aux sangliers, que c’était en effet très peu connu des chasseurs mais que cela finirait par l’être. « Comme tu l’as vu, me dit-il, les caniches peuvent être extrêmement mordants, surtout ceux de petite taille – je n’utilise d’ailleurs que ceux-là. Leur instinct les porte irrésistiblement vers le sanglier comme, par exemple, le fox-terrier vers le renard ou le setter vers la plume. Comment expliquer un tel attrait, et le fait que l’excitation décuple la puissance de ces chiens plutôt menus dans des proportions inouïes ? Franchement, je l’ignore… Quand ils coiffent un sanglier, on dirait David contre Goliath, et j’ai pourtant souvent beaucoup de mal à leur faire lâcher prise. Voilà pourquoi je n’en lâche généralement pas plus de trois par traque, car ils ont tendance à étouffer les sangliers qui manquent un peu de nerf et de défense directement dans les enceintes – ce qui gâche la chasse elle-même… » Par ailleurs, et tandis qu’il m’indiquait les fondamentaux du dressage du caniche comme chien courant spécialisé dans la chasse du sanglier, Pierre ajouta que ce chien, bizarrement, n’avait aucun goût pour le cerf, le chevreuil ou le lièvre, ce qui représente un avantage non négligeable quand il s’agit de le créancer sur son gibier favori – mais que, plus bizarrement encore, il connaissait plusieurs spécimens « totalement fondus (sic !) » de canards et autres sauvagines…

Le soir, au moment de nous séparer, et au terme d’une partie de chasse que je n’oublierai jamais, Pierre me glissa à l’oreille la chose suivante : « Je comprends que tu aies été pour le moins surpris par ce que tu as vu aujourd’hui. Et je suppose que tu dois regretter de n’avoir pas pris ton appareil photo, car la plupart des gens refuseront de te croire sur parole : on connaît les chasseurs ! Eh bien, la prochaine fois que tu viendras, je te montrerai comment nous déterrons les blaireaux et les renards avec de minuscules… yorkshires. Tu verras, c’est tout aussi impressionnant ! » Pour l’heure, Pierre ne m’a pas encore appelé – mais je ne doute pas que l’occasion se présentera un jour. Bien entendu, je vous raconterai !

 

Et vous, avez-vous déjà fait l’expérience de pratiques cynégétiques insolites ?

N’hésitez pas à partager avec nous vos souvenirs et commentaires !